La transat Jacques Vabre racontée par Damien Jenner
Le dimanche 29 octobre 2023, à 13h, 95 voiliers se sont élancés au départ d’une course très renommée dans le milieu des sports nautiques : la transat Jacques Vabre, ou Route du café. Ils ont entamé une longue traversée de l’Atlantique, depuis Le Havre jusqu’à Fort-de-France, en Martinique. Les 190 navigateurs, qui concouraient en duo, se sont alors engagés dans une odyssée qui a duré plusieurs semaines, et au cours de laquelle ils ont dû faire face à de nombreux challenges…
L’un d’entre eux, Damien Jenner, qui naviguait sur un CLASS40 aux couleurs de l’association Emmaüs avec son coéquipier et ami Jérôme Lesieur, a été suivi au long de son aventure par des élèves de l’ENC. Paradoxe a eu la chance de pouvoir l’interviewer et d’échanger avec lui sur son expérience inspirante ! Lors de deux précédents articles, nous vous avons décrit sa relation avec l’ENC et sa passion. A présent, voici son témoignage sur son expérience de la Transat Jacques Vabre.
La transat Jacques Vabre en quelques mots
En deux mots, pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste la transat Jacques Vabre et pourquoi vous avez voulu y participer ?
La Transat Jacques Vabre est une course en double (c’est-à-dire qu’on est deux skippers à bord d’un bateau) qui part du Havre pour aller jusqu’à Fort-de-France en Martinique.
Initialement, la transat Jacques Vabre, qui a plus de 30 ans, devait aller jusqu’au Brésil et symbolisait la route du café. Historiquement, cette route partait du Havre, allait au Brésil et revenait. Elle a donc été reproduite sous forme d’une compétition entre des bateaux de course, mais pour des raisons externes à la course, l’arrivée a aujourd’hui lieu à la Martinique.
Il y a quatre catégories de bateaux qui courent la Jacques Vabre : les ULTIM (de très grands et puissants bateaux multicoques de plus de 30 mètres), les OCEAN FIFTY (des multicoques de 15 mètres de long, très rapides), les IMOCA (des bateaux monocoques qui sont au nombre de 30 environ au départ de la course) et enfin les CLASS40 (des monocoques plus petits, au nombre de 45 au départ de la Jacques Vabre 2023, dont je faisais partie). En tout, il y a à peu près 90 bateaux au départ depuis Le Havre vers la Martinique et donc environ 200 coureurs qui prennent le départ de cette course mythique.
Si j’ai voulu y participer, c’est d’abord parce que je suis un marin, que je navigue depuis longtemps et que c’est une course très symbolique pour moi. C’est un peu un dépassement de soi, car c’est une course très exigeante, physiquement et mentalement, et qu’on est sur des bateaux très puissants. C’est un défi personnel, sportif, mental de pouvoir se mettre en dehors de notre zone de confort. Mais c’est aussi l’occasion de porter un message médiatiquement très fort, celui d’une association que j’apprécie beaucoup, le Label Emmaüs, qui est une plate-forme d’échanges solidaires. Je pense que le monde de la course au large a beaucoup évolué ; au début on était dans une démarche d’aventure, on l’est toujours aujourd’hui, mais c’est une démarche que l’on doit faire pour une cause, et partager avec d’autres.
Aviez-vous déjà fait une Transat Jacques Vabre avant cette année ?
J’avais déjà fait une Transat en solitaire. C’était une autre course mais à peu près le même parcours. Mais c’était ma première Jacques Vabre.
Une course en duo
Est-ce que le fait que ce soit une course en double change beaucoup de choses ?
Oui, cela change énormément. Quand on est en solitaire, on a une petite équipe qui travaille avec nous mais on se repose beaucoup moins sur ses coéquipiers. Alors qu’en double, il y a cette chance de pouvoir compter sur une autre personne, surtout qu’en mer on a eu des conditions très compliquées et cela permet d’encaisser à deux les coups durs, de se partager la charge mentale au fur et à mesure de la traversée. On est très complémentaires, ce que l’un n’a pas, l’autre lui apporte, donc oui cela change énormément, c’est une force. Après, à deux, il faut savoir s’entendre, savoir partager, faire des compromis, prendre les décisions à deux, ce qui n’est pas le cas quand on est en solitaire.
Comment se passe la vie à deux à bord du bateau ? Quels sont les avantages et les inconvénients ?
La vie à deux est très orchestrée, la nuit on se relaie puisqu’on dort par tranches de 45 minutes ou 1 heure. Donc pendant que l’un dort, l’autre est en train de faire des manœuvres ou fait la veille, c’est ce qu’on appelle un quart. Donc ça c’est toute la période nocturne, qui dure à peu près douze heures. En journée, on essaye de récupérer du sommeil aussi, sur le même schéma. Mais lorsqu’on est ensemble, il y a d’abord une partie technique, on a une check-list et on doit s’assurer que, tous les jours, le bateau fonctionne bien, il y a plusieurs endroits où il faut vérifier que le bateau soit toujours solide. Il y a aussi une partie stratégique, où il faut vérifier, avec les fichiers, qu’on suit la bonne route, qu’on prend les bonnes options, qu’on est bien placé par rapport à la concurrence. Il y a une phase un peu plus personnelle, où l’on peut échanger, lire, faire autre chose que de la compétition pure, mais cette phase-là est assez petite sur une journée de 24h (nos journées à bord sont vraiment de 24h et non de 12 ou 15h comme traditionnellement à terre), organisée par tranches d’une heure environ.
Comment avez-vous choisi votre coéquipier ? Vous le connaissez depuis longtemps ?
On se connaissait depuis plusieurs années, on s’était entraînés sur des bateaux similaires pour une précédente Transat. Et on avait déjà eu l’occasion de faire plusieurs courses ensemble, en double, pas des Transat mais des courses de plusieurs jours. Donc on se connaît, et puis on est extrêmement proches, c’est comme un membre de la famille, d’autant plus que pendant la phase de préparation, on a partagé des moments très compliqués car on a eu beaucoup d’épreuves.
Une traversée éprouvante...
Pourriez-vous nous raconter un moment de la course qui a été vraiment très compliqué ?
Pendant une autre course, il y a eu un moment où on a démâté, mais je préfère me concentrer sur la Jacques Vabre en soi. Il y a eu un moment compliqué: on a été pris dans un filet de pêcheur la nuit, en pleine tempête; et le bateau dérivait vers les côtes. On a craint que le filet n’arrive pas à s’enlever et qu’il faille plonger au milieu de la nuit pour le couper. Puis à la suite de cela, on a tellement dérivé qu’on a été obligé de faire une route qui nous a amené directement au cœur de la tempête. Ça a été une succession de mauvaises nouvelles, au terme de laquelle on s’est dit que c’était probable qu’on arrête, puisqu’en plus on a déchiré une voile, on n’avait plus de communications, enfin c’était vraiment le chaos total… Mais bon, on répare ; on a réparé la voile, on a trouvé un autre moyen d’avancer sans communication, et on a pu repartir dans la course et reprendre des places. Et c’est comme ça : parfois on se prend des grosses claques. Alors on peut décider d’arrêter, mais quand on va au bout, on est encore plus heureux de s’être battu et de ne pas avoir abandonné.
Je crois que le départ de cette Jacques Vabre a également été un peu dangereux non ?
Oui absolument. La veille ou l’avant-veille du départ, une immense tempête (de mon expérience je n’en avais jamais vu d’aussi énorme!) avançait très très vite de l’Est vers l’Ouest, sur la route qui nous emmenait jusqu’en Martinique. Il fallait soit passer très très très vite pour passer devant la tempête, ce que pouvaient faire les ULTIM, qui ont eu l’autorisation de partir et de continuer. Mais, nous, nous allions rencontrer la tempête en plein milieu du golfe de Gascogne. Nous avons donc dû attendre que la tempête passe. Mais lorsque le départ a été donné, il y avait encore des conditions extrêmement difficiles avec des vents allant jusqu’à 90 km/h. C’était un moment particulièrement dangereux, et on comprend pourquoi ils ont retardé le départ.
Avez-vous une équipe sur terre pour communiquer dans ces situations compliquées ou êtes-vous vraiment coupés de tout ?
On est équipés d’un satellite à bord, une machine très puissante qui nous permet d’envoyer des images, des fichiers météo, plusieurs fois par jour, donc un système électronique assez avancé. Or, nous avons eu un problème car ce système-là a cassé assez vite, au niveau du Portugal, et même si l’on avait une équipe de deux personnes à terre avec qui on pouvait communiquer, on n’a pas pu en bénéficier car on a très vite perdu la communication satellite.
Vous devez être très fatigués après presque un mois de navigation…
Oui. Après, le métabolisme s’habitue assez vite et puis avec de l’entraînement, on sait gérer ça. Cependant, on ressent l’impact plus tard, je dirais 2 semaines après être arrivé. Déjà psychologiquement on atterrit, on comprend ce qu’il s’est passé, ça met un peu de temps à redescendre. Et puis, il faut du temps pour retrouver un cycle de sommeil normal. Au final, cela va assez vite mais c’est tout de même une épreuve très exigeante.
Mais un skipper toujours motivé !
Est-ce que vous auriez la motivation et l’envie de refaire cette course?
Oui, absolument. Notamment pour améliorer mon résultat sportif. Même si, cette fois, il n’y avait pas vraiment d’ambition, on n’était pas sur une recherche de performance, on voulait uniquement prendre le départ, courir et ne pas finir complètement dans les choux, ce qu’on a fait, donc c’était bien.
Cependant, j’aime beaucoup le solitaire, donc je vais me préparer pour la Route du Rhum 2026, et dans la préparation de cette course, il y aura sûrement une autre Jacques Vabre à laquelle je participerai.
C’était le dernier volet de la série d’articles sur Damien Jenner. Merci à lui d’avoir accepté de partager sa passion ainsi que son expérience inspirante !
Manon Villoutreix (partie vers le supérieur) et Anastasia Kunetz (P2)