Paradoxe
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Interview de deux femmes pieds noirs témoins de la guerre d’Algérie

La guerre d’Algérie s’est déroulée de 1954 à 1962, dans un contexte anti-impérialiste et de décolonisation qui s’est développé à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Opposant la France aux nationalistes algériens du FLN (front de libération nationale), ce conflit était également une guerre civile et idéologique, marquée par de nombreux attentats. Cette guerre donna naissance à un nouvel ordre républicain : la Ve République. Charles de Gaulle, premier président de la Ve République, proposa l’autodétermination aux Algériens. Après une semaine d’émeutes organisée par des partisans de l’Algérie française, un accord est finalement trouvé entre les deux camps et l’indépendance de l’Algérie est approuvée par référendum le 3 juillet 1962.

 J’ai interviewé deux « pieds noirs » (surnom donné aux Français d’ascendance européenne nés et installés en Algérie) qui ont été témoins d’une partie des événements de ce conflit : mesdames Nicole et Thérèse.Marengo, rue principale Carte postale édition Photo-africaines ( EPA)

Pouvez-vous vous présenter ?

« Je m’appelle Nicole. Je suis née en Algérie en 1945. J’avais 9 ans lorsque la guerre a débuté.”

Avez-vous été témoin d’attaques ?

“Oui, une ou deux fois. On prenait souvent la route du bord de mer pour aller à la plage. A un moment, on tournait à gauche au niveau du village de Desaix et on prenait la route qui menait à Marengo. Sur cette route, il y avait des virages. Pas dangereux mais avec beaucoup de montées et de descentes. Pas très loin, se trouvait un pont sous lequel les fellaghas se planquaient. Dès que les voitures arrivaient et ralentissaient pour prendre le virage, ils tiraient dans le tas. « 

Ce sont les rebelles qui tiraient ?

“Les rebelles, oui. Nous, on les appelait les fellaghas. C’est le terme arabe pour rebelles. Un jour, je suis allée à la mer avec des amis de mes parents. Nous prenions des risques parce que nous savions pertinemment que c’était dangereux. En effet, l’un des amis, qui était agent de police, savait qu’il y avait des groupes qui circulaient dans ce coin. Ce jour là, arrivés à hauteur du pont, en rentrant, des militaires nous ont arrêtés. Un car qui passait dans le virage venait d’être pris pour cible par les fellaghas.

Ce même jour, ces amis nous ont invités à dîner. Au moment de rentrer et de sortir de la maison, mon père et son ami, partis devant nous, nous ont crié de rentrer. Ils avaient vu un homme remonter la rue en courant et un autre caché derrière un poteau électrique. Nous sommes rentrés en courant et ça s’est mis à tirer dans tous les sens. Nous avons appris plus tard que les rebelles avaient investi tout Marengo et qu’ils avaient prévu de tirer aux quatre coins du village à 22h précise. A la fin de la fusillade, nous sommes sortis et nous nous sommes fait réprimander par les soldats parce que, en raison du couvre feu, nous n’aurions pas dû être dehors. Ce soir-là, j’ai eu la peur de ma vie car nous avons failli mourir. « 

Avez-vous d’autres anecdotes comme celle-ci à me raconter ?

“Au plus fort de la guerre, environ en 1959, des militaires avaient été envoyés dans les fermes isolées pour protéger leurs occupants. Un soir, j’ai voulu aller dormir dans la ferme de mon oncle et ma tante. Nous étions barricadés: des sacs de sable étaient placés devant les fenêtres et les portes, les volets étaient fermés… Et cela de jour comme de nuit, on vivait dans le noir. Ma tante m’avait dit “Si tu entends tirer, tu te caches sous le matelas; et si tu entends du bruit, tu ne bouges surtout pas”. Effectivement, à un moment donné, ma cousine Anne me donna un coup de coude et me dit d’écouter. Les Fellaghas, qui étaient au moins une dizaine, passaient devant la maison en glissant la main sur les volets, au cas où un volet serait ouvert. Ça fait un drôle d’effet.”


Marengo, la Place et les Banques

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

« Je m’appelle Thérèse, née en 1938 à Alger. J’avais 16 ans au début de la guerre. J’ai commencé à enseigner en tant qu’institutrice en 1959 à Bouira puis à Bechloul avant de partir en métropole. Mon mari Pierre était officier dans l’armée de Terre et a combattu en Algérie. »

Comment la guerre a-t-elle affecté votre quotidien ?

“Eh bien par exemple j’ai passé le bac avec le front de mer en feu. J’allais au lycée Lazerge, à Alger, qui était un lycée de jeunes filles ; c’est là qu’avaient lieu les épreuves du bac. A cette époque il y avait un lycée de garçons et un lycée de filles, il n’y avait pas de lycée mixte. Et donc je passais les épreuves du bac au lycée Lazerge. Il y avait des voitures en feu boulevard du front de mer, donc, pour assurer la sécurité, le lycée était gardé par des chars. Je me souviens que j’avais quand même réussi à y aller par le tram, parce qu’il passait beaucoup plus haut. C’étaient des conditions extraordinaires pour passer le bac… (rires nerveux)

A Alger, nous continuions à vivre normalement et il m’est arrivé de me promener dans la rue alors que des attentats venaient de se produire et je n’oublierai jamais que du sang coulait dans le caniveau. Mais je n’ai assisté à aucun attentat. Il y a eu le fameux attentat dont on parle dans toutes les littératures, l’attentat du Milk-Bar, à Alger, où les rebelles avaient placé une bombe.  Et on y allait avec ma cousine Françoise, je me souviens, on y allait au Milk-Bar. C’était un genre de bar pour les jeunes. C’était à côté de la faculté d’Alger, donc énormément d’étudiants le fréquentaient. »

Voir des militaires était-il devenu “normal” ?

« Oui, on a vécu avec les militaires depuis 1958 et même avant. Depuis qu’on a envoyé les militaires en Algérie, on vivait avec. « 

Et comment viviez-vous avec eux ?

« Ils avaient leur travail, ils étaient dans leur régiment, et toi, tu allais et tu venais. Il n’y avait pas de relation particulière avec eux. C’est un peu comparable à ce qu’il se passe en France dans le cadre du plan Vigipirate. Si quelqu’un leur paraissait suspect, ils l’arrêtaient, les mains en l’air et le fouillaient.

J’ai le souvenir très précis des CRS patrouillant en permanence rue Michelet, rue D’isly. Ils passaient à côté de toutes les voitures et essayaient de les ouvrir. A l’époque, si jamais tu laissais ta voiture ouverte, tu étais verbalisé car les fellaghas profitaient des portières ouvertes pour piéger les voitures. 

Étiez-vous au courant d’opérations militaires qui se sont déroulées pendant la guerre ?

« Je peux te parler de la bataille d’Alger. Afin de préparer l’offensive de la casbah (bidonville), le général Bigeard a demandé l’envoi de quelques régiments de parachutistes pour déloger Yassef Saadi, qui était le commanditaire de tous les attentats à la bombe, qu’ils ont capturé.

Pouvez-vous me parler de ce qu’a fait votre mari pendant la guerre d’Algérie ?

“Quand il y a eu la bataille d’Alger, la compagnie de mon mari a été envoyée en maintien de l’ordre à la casbah. C’était juste avant notre mariage. Il est parti en novembre, on se mariait en décembre, on ne savait même pas si on allait pouvoir se marier. C’était horrible, ils vivaient comme des termites. Les pauvres. Il ne s’est pas lavé pendant au moins 8-10 jours. Mais les manifestations… C’était horrible. Les militaires contenaient ces Algériens qui descendaient de la casbah en hurlant. Moi je n’y ai pas assisté, c’est Pierre qui me l’a raconté. »

Et à part ça, qu’a fait votre mari pendant la guerre?

« Il était lieutenant à l’époque et appartenait à une compagnie de chars à Bechloul. Ils avaient créé de toute pièce un camp autour d’une propriété et c’est là que se trouvait la compagnie. Tous les douars

(villages dans la montagne) avaient été regroupés autour du camp militaire. Cela avait deux buts : protéger les paysans des demandes de rançons perpétrées par les fellaghas, et couper l’approvisionnement des rebelles par les civils. Le camp militaire était devenu un petit village. Il y avait des miradors à chaque coin du camp où les militaires montaient la garde à tour de rôle. Ils logeaient tous dans des mechtas. »
illustration cartes postales africaines

Qu’est ce que vous appelez « mechtas »?

“Mechtas, c’étaient des maisons en pisé, c’est-à-dire des maisons montées avec des murs qui sont faits de paille et de terre avec un toit de paille. Le sol, quant à lui, est en terre battue. Mon mari  y avait sa chambre, il campait. Au lieu d’avoir une tente, il occupait une maison locale. Le seul édifice en dur était l’école et l’appartement du directeur. »

Vous habitiez dans ce camp à Bechloul ?

“Oui j’y ai déménagé après mon mariage. J’enseignais aux enfants des douars. Normalement j’étais nommée à Bouïra mais l’inspecteur a préféré que je reste à Bechloul pour éviter que je fasse tous les jours l’aller retour. Les fellaghas guettaient les routes et observaient les trajets réguliers, ce qui présentait un risque d’attaque. »

Quelles mesures mettiez-vous en place pour vous protéger ?

“C’étaient des mesures de sécurité que tout un chacun prenait, des mesures de bon sens : on n’allait pas dans la foule… Ceci dit, en 1958, juste avant que le général de Gaulle arrive au pouvoir, il y a eu de grosses manifestations étudiantes à Alger. J’ai été manifester pour que l’Algérie reste française.”

Connaissez-vous des victimes de la guerre dans votre entourage proche ?

“Mon cousin Jean était sous-lieutenant lors de la guerre et a été envoyé en opération dans le Constantinois. L’objet de l’opération était de réduire, c’est-à-dire prendre d’assaut une baraque dans laquelle étaient réfugiés des rebelles. Les combats étaient très durs et Jean et ses hommes sont partis à l’assaut. Finalement il est mort sans que l’on connaisse les circonstances de sa mort, il a été mutilé post mortem, si bien que ses parents n’ont jamais pu voir son corps. Un autre cousin, Claude, agriculteur en Kabylie, a été tué alors qu’il travaillait dans son champ. Un groupe de rebelles fuyant l’armée ont traversé la propriété et l’ont descendu. Mon père, quant à lui, a frôlé la mort. En effet, un jour, des fellaghas se sont rendus sur le chantier et ont interrogé les ouvriers qu’employait mon père afin de connaître leurs conditions de travail. Si ses hommes n’avaient pas répondu qu’il les traitait bien, mon père aurait été tué. »

A l’issue de la guerre, des conflits de mémoire émergent. En effet, les méthodes utilisées par la France durant le conflit sont pointées du doigt, comme l’utilisation de la torture ou l’envoi d’un contingent en Algérie. De plus, les harkis, algériens musulmans ayant combattu aux côtés de l’armée française, n’ont pas été rapatriés et protégés par la France, ce qui a conduit au massacre de cette communauté par les Algériens qui les considéraient comme des traîtres. En quittant l’Algérie, de nombreuses familles françaises ont tout perdu : maisons, terres, biens, proches… 

Aucune mémoire collective de ce conflit n’a vraiment été constituée : il s’agit plutôt de plusieurs récits individuels mis bout à bout et difficiles à assembler pour créer une unité. 

Aujourd’hui, des tensions persistent entre les deux nations : le président Emmanuel Macron a, il y a peu, reconnu deux “massacres” ayant eu lieu durant le conflit, ce qui n’avait jamais été fait par la France auparavant. 

Anonyme