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Interviews

L’enfant de la Résistance

Interview avec Pierre Jacques Finance

Août 1940 : les premier·es prisonnier·es et réfractaires arrivent en Alsace pour fuir vers la zone libre, la Suisse et l‘Angleterre. La Gestapo s’installe à Colmar et la gendarmerie allemande, chez le docteur du village d’Orbey. Dans cette région et la Moselle annexées, tout est germanisé, les croix gammées sont partout. L’école est supervisée par des enseignant·es du Reich. Pas un mot d’alsacien ou de français n’est toléré. Face au Führer et ses allié·es se dresse alors la Résistance alsacienne et le jeune orbelais Pierre Jacques Finance est mis à contribution par son père. Il n’a que 12 ans.

80 ans plus tard, il nous raconte avec simplicité et humilité ses actes héroïques ayant permis de sauver des centaines de vies : « On a seulement fait notre devoir ».

Pourquoi avez-vous décidé de vous engager et en quoi consistaient vos activités de résistant ? 

On a agi par patriotisme ; quand j’étais jeune,  je n’avais pas conscience des risques, je n’avais jamais peur d’être découvert. On faisait partie de la filière du Bonhomme : il y avait une vingtaine de passeurs, dont Henri Haxaire, Pierre Laurent, les Minoux, les Florence… Mon père (Aloyse Finance) était marchand de vin et il avait l’autorisation d’aller à Fraize (petite commune du massif vosgien). Il a commencé dès juillet-août 1940. Dans sa voiture, il transportait des fûts de vins entre lesquels il cachait cinq, six prisonniers. Je me suis engagé quasiment en même temps que lui. Il fallait d’abord faire passer les hommes jusqu’au Bonhomme où mon oncle était aussi convoyeur : je guidais donc les prisonniers ou réfractaires sur 5km par des chemins de traverses puis, de là, il y avait ensuite des relais dans les Vosges, où les contrôles étaient moins stricts, qui les menaient vers le massif du Luschpach. Les fugitifs allaient donc jusqu’au Col du Lomberg (Col du Bonhomme), puis de Plainfaing à Épinal et après je ne savais pas… 

Quand, et comment, vous êtes-vous fait arrêter ? 

Et bien, quelqu’un s’est fait passer pour un prisonnier de guerre, « un mouton » ; on n’a même pas eu le temps de le faire passer : il nous a dénoncés. Mon père a été pris en juin 42, une grosse traction noire est venue le chercher et il n’est pas rentré. Quinze jours plus tard, la gestapo de Colmar m’a arrêté ; j’ai été enfermé dans les cachots sous la mairie. Là, les allemands m’ont interrogé, un peu bousculé ; l’interprète était pire qu’eux. Au bout de deux heures ils m’ont relâché et le collabo m’a dit « Pierre, tu es encore petit, mais tu es déjà un grand menteur ». Après j’ai cessé toute activité : j’étais surveillé.

Que s’est-t-il passé ensuite et quel impact cela a-t-il eu sur votre famille ?

Mon père a été condamné à un an de détention pour le passage d’un prisonnier. S’ils avaient su qu’il en avait fait passer des centaines d’autres, il aurait été fusillé sur le champ. Il est revenu en 1943, il faisait 40kg de moins. A peine quatre mois plus tard toute ma famille a été déportée. Heureusement, juste avant son arrestation (mars 1942), mon père avait déjà fait passer mes frères (Gilbert et Gervais) avec quatre autres personnes pour leur éviter l’incorporation de force. Il leur a dit « Soit je vous aide à quitter l’Alsace et vous aurez une chance de rentrer à la maison ; soit vous partez dans l’armée allemande et là, plus jamais vous ne franchirez cette porte ! ». Ils ont ensuite été hébergés dans le sud-ouest par des familles orbelaises expulsées en 1940 : l’un était à Périgueux, l’autre en Corrèze ; puis, ils ont rejoint des maquis. Mon père m’avait ordonné de ne rien dire à ma mère et mes sœurs : elles n’ont rien compris quand on s’est fait arrêter. On a été envoyés dans des camps en Pologne, à mi-chemin entre Prague et Varsovie ; heureusement, nous n’avons pas été séparés. 

Comment était la vie au camp, quand avez-vous été libéré et quelles ont été les difficultés rencontrées lors du retour à la vie normale ?

Ma mère et mes trois sœurs ne travaillaient pas, mais moi si, de nuit. A 4h, tous les matins, j’allais dans une imprimerie. On n’avait pas grand-chose à manger : de la soupe de betterave, mais il n’y avait aucune consistance. Dans l’enclos à côté, même les cochons étaient plus gras que nous : ils en faisaient du boudin. Alors on a pensé que, peut-être, on en aurait ; mais finalement, on n’a eu que le jus du boudin ! Cela a duré comme ça jusqu’à la fin de la guerre. En avril 1945, on a été libérés par la 1ère Armée Française… dont faisait partie mon frère (Gervais) !

Quand nous sommes rentrés chez nous, il n’y avait plus rien, tout avait été pillé et saccagé ; il a fallu tout reconstruire. Et puis, l’Etat Français ne croyait pas que des jeunes aient pu être résistants, c’était impossible pour lui. Mais enfin, on était en vie, c’était l’essentiel.

Pierre Finance reçoit finalement une croix de combattant volontaire et son père une croix de guerre : la famille a sauvé entre 400 et 600 prisonniers.

Bien des années après, à Colmar, lors de la Commémoration des 70 ans de la Libération, il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur, en récompense des actes héroïques d’un enfant de 12 ans qui, comme quelques milliers d’autres alsaciens, s’est battu contre la domination et les violences nazies il y a maintenant 80 ans.  

Il y eu environ 10 000 passages réussis depuis la Moselle, 20 000 depuis l’Alsace grâce au courage de 1381 passeurs/pourvoyeurs alsaciens au péril de leur vie et de celle de leur famille. D’ailleurs, 798 ont été arrêtées et déportées dont 74% pour leur aide à l’évasion. C’est aussi pour en témoigner, notamment auprès de notre jeunesse génération, que Pierre Finance m’a accordé de son temps et je l’en remercie vivement : pour ne jamais plus connaître cela !

Par Ludivine Million, 1e1

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