Paradoxe
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La rédac' Articles de fond

Voix des Libanais

Comment parler de ce qui se passe au Liban ? Ce n’est pas que les mots ne me viennent pas, au contraire, un ruisseau de cris envahit ma tête quand je pense au Liban, et je ne sais les ménager ; c’est pourquoi j’ai décidé de donner la parole à d’autres, à des collégien•ne•s, lycéen•ne•s, étudiant•e•s, travailleurs•ses, retraité•e•s, des parents, des grands-parents, des émigré•e•s, etc. Leurs témoignages sont intégrés en italique dans le texte. 

Dates clés
1516-1918 : Mont Liban sous l’Empire ottoman, statut particulier d’autonomie
1er sept 1920 : le gouverneur français Henri Gouraud proclame l’État du Grand Liban
1918-1943 : Grand Liban sous mandat français
22 nov 1943 : Indépendance du Liban
1975 – 1990 : Guerre  civile du Liban (assez complexe, acteurs clés : Syrie , Palestine,  Israël et milices libanaises)
1975 : début de la guerre. Les milices chrétiennes s’opposent aux milices Palestiniennes réfugiées au Liban et leurs alliés locaux
1er juin 1976 : intervention militaire syrienne au Liban
1978 : première invasion du Liban par Israël
13 oct 1990 : fin des bombardements, le Liban est occupé de part et d’autre par Israël et la Syrie
26 mai 2000 : évacuation du Sud-Liban par Israël
26 avril 2005 : retrait des troupes syriennes du Liban
2019-2020 : crise financière et mouvement révolutionnaire de la Thawra (Révolution)
Oct 2019 : manifestations contre de nouvelles taxes. Démission du gouvernement Hariri
Nov 2019 : restrictions bancaires sur les retraits, chute de la valeur de la livre libanaise
Mars 2020 : L’État annonce qu’il ne peut pas rembourser la partie de sa dette arrivant à l’échéance.
4 août 2020 : double explosion au port de Beyrouth (204 morts, 6 500 blessés, 300 000 personnes se retrouvent sans logement)
6 août et 1er Sept 2020 : Visites du président Macron qui plaide pour des réformes : «Libanais vous êtes comme des frères pour les Français », « j’ai honte pour la classe politique libanaise »
22 oct 2020 : retour de Hariri au poste du premier Ministre

 « Je ne dors plus », « Qui aurait cru…», « I can‘t help but agonize and hurt » (J’agonise et j’ai mal). Voici les cris des Libanais épuisés par cette crise qui les écrase depuis plus d’un an, voici les cris de ma famille, de mes amis, de ma nation, de laquelle je me suis enfuie.Je ne suis qu’à moitié libanaise et n’ai vécu que six ans au Liban, mais je peux vous l’affirmer, même en essayant, on ne peut jamais se débarrasser du Liban. Positivement ou négativement, le Liban s’accroche à votre âme.

Que dire de cette patrie qui s’effondre depuis plus de quarante ans, qui s’accroche au peu d’espoir de la nature persévérante des Libanais•ses abandonné•e•s par un gouvernement qui les exploite ? Gouvernement qu’ils ont choisi pourtant et composé de figures pour lesquelles, jusqu’à octobre 2019, et encore aujourd’hui pour certain•e•s, ils•elles vouent un culte inviolable. Photos dans les boutiques, dans les maisons, affiches sur toute la façade de son immeuble, manifestations, drapeaux du parti, couleurs, … tous les moyens sont bons pour afficher son soutien à son «زعيم » (zaeim : chef). Mais l’État est, depuis la guerre de 1975-1990, inexistant. Ou plutôt, il est bien là, mais il ne fait rien de bien. Le Libanais n’a pas de sécurité sociale fiable, de système de retraite respectable, d’eau courante, de réseau téléphonique performant… Il reçoit six heures d’électricité par jour alors qu’il paie une fortune et est obligé de compenser, s’il en a les moyens, avec un générateur privé. Tout est privé au Liban, et cela depuis bien longtemps.

Manifestant•e•s aounistes (artisans du courant politique du Liban constitué autour du général Michel Aoun)
  • « C’est la politique qui gâche tout. Aucune trace d’humanité dans la politique du Liban, que de la corruption, du vol. Pourquoi les hommes politiques du Liban ne changent-ils pas ? Pourquoi sont-ils tellement riches alors que les vieux ne sont pas assurés, que les écoles publiques ont des niveaux très bas, que les routes sont pleines de trous, et qu’aucune règle n’est respectée ? Que font-ils pour mériter tout ce qu’ils possèdent ? Rien. Il est dur de garder espoir, surtout en voyant des personnes tellement inhumaines occuper les places politiques » J (ingénieur expatrié en France, 24 ans)
  • «Je pense que le problème vient déjà du confessionnalisme du Liban : si l’on dénonce une personne corrompue d’une certaine confession, on ne peut pas l’arrêter, car il faudrait aussi arrêter quelqu’un d’une autre confession. » E (dentiste au Liban, 60 ans)

Pour de nombreux•ses Libanais•es, c’est la corruption de la classe politique, renouvelée de génération en génération depuis la guerre, qui les a enfoncés dans ce gouffre. Le Liban a toujours profité de sa neutralité qui lui a accordé sous l’Empire Ottoman, pendant trois siècles, un statut unique de liberté, ou encore qui lui a permis, sous le mandat français, de ne pas être colonisé. Le Liban est un petit pays de 10 452 km2 entouré de puissances qui se font la guerre, et il s’en est toujours sorti par la démocratie. Mais, depuis le conflit israélo-palestinien ou syrien (durant la guerre dite « civile », la Syrie occupait le Liban), chaque parti politique et religieux (l’État Libanais n’est pas laïque, chaque religion a son siège attribué au Parlement) tente de choisir son camp et de se déclarer mutuellement la guerre. Subissant la mainmise des puissances étrangères (Iran, Syrie, Arabie Saoudite, Russie et États Unis pour certains), le Liban s’est alors entraîné dans des conflits sans issue.

  • « Notre problème au Liban, c’est toujours la lutte contre les confessions, la politique est toujours liée aux religions, et chaque confession veut le plus pour elle (pouvoir, argent, …). En plus, tout est lié à la corruption. » R (Journaliste au Liban, 55 ans)
  • «Le Liban c’est un gâteau qu’on veut se partager parce qu’il n’y a pas assez de responsables patriotes, il n’y a que des gens intéressés. Quand ils arrivent au pouvoir, ils cherchent à voler la république.» J (chirurgien retraité au Liban, 80 ans)
  • « Nos responsables sont des gens qui font tout pour rester au pouvoir. Dans les ministères, dans la justice, ils ont leurs acolytes. Même s’ils semblent ennemis, ils sont de connivence, car ce qui les unit, ce sont les gains qu’ils font sur le dos du peuple. Le deuxième problème des libanais c’est qu’ils sont en situation de dépendance: un député est élu parce qu’il va nous rendre certains services, etc. Le troisième problème c’est que le Libanais cherche toujours à s’adapter aux crises, quitte à agir de façon égoïste pour se protéger. Au lieu de se révolter, il accumulera les denrées devenues rares. C’est la loi du « chacun pour soi.»  E (dentiste au Liban, 60 ans)
  • « My dream is for Lebanon to be great again. My country is falling to pieces, and it devastates me. Its corrupted politicians are forcing me and every other young mind out of the country. Thinking of what they have done to my beautiful green Lebanon, the Switzerland of the East aches my heart. Thinking of all the bright minds fleeing Lebanon and leaving it to rot with these animals brings a fire to my chest. Writing this, I burst into tears several times because of how helpless I felt. » M-J (étudiante en orthophonie, 18 ans) (Mon rêve est que le Liban redevienne prospère. Mon pays tombe en morceaux et cela me dévaste. Ses politiciens corrompus me forcent, ainsi que tous les autres jeunes cerveaux, à quitter le pays. En pensant à ce qu’ils ont fait à mon beau Liban vert, à cette Suisse du Moyen-Orient, j’ai mal au cœur. Penser à tous les esprits brillants qui fuient le Liban, le laissant ainsi pourrir avec ces animaux, me déchire. En écrivant ceci, j’ai fondu en larmes plusieurs fois car je me suis sentie impuissante.)
Système confessionnaliste
Le Liban a depuis toujours regroupé plusieurs communautés religieuses de différentes confessions. Aujourd’hui on en compte 18 dont les Chiites, les Sunnites, les Druzes, les Maronites  (catholiques), les grec-catholiques et les Orthodoxes. Pour éviter des conflits et pour assurer la représentativité de tous,  la Constitution de 1926 accorde à chaque communauté religieuse des sièges particuliers au parlement et au gouvernement. Ainsi, le président est maronite, le premier ministre sunnite, le président du parlement chiite, etc. 

La politique libanaise a alors suivi ce modèle et c’est ainsi que plusieurs partis ont des fortes connotations religieuses. Ainsi, le vote des libanais•es est lui aussi influencé par les appartenances religieuses plus que par un programme établi. Même dans les fonctions de l’Etat, le souci principal est d’attribuer à chaque confession sa représentativité. 

Octobre 2019, les débuts

Photo prise lors de la « Thawra »

Une crise économique naît au Liban : le gouvernement ne peut pas rembourser ses dettes aux banques libanaises. En réponse, il annonce de nouvelles taxes sur les cigarettes, l’essence, et surtout sur les appels effectués depuis l’application WhatsApp, très utilisée au Liban où l’abonnement au réseau est exceptionnellement cher. C’est cela qui pousse les Libanais•es dans les rues. Quelques jours plus tard, ils•elles sont de plus en plus nombreux•ses, et cette fois les revendications sont plus courageuses : aux cris de « KELLON YA3NE KELLON » (tous ça veut dire tous), les Libanais•es demandent la démission de toute la classe politique. Pour la première fois depuis longtemps, les Libanais•es sont uni•e•s autour de cette idée.

« Quand tout a commencé en Octobre 2019, j’avais beaucoup d’espoir de voir le Liban renaître. Je ne partageais pas avec eux le même avis sur toutes les demandes faites, mais je voulais que le Liban sorte de ce cercle vicieux rempli de corruption. »  Joe (ingénieur expatrié en France, 24 ans)

Hiver 2019 – Printemps 2020, crise économique

Artiste de la « Thawra »

Le mouvement de la « Thawra » (révolution) s’universalise : une chaîne humaine se constitue et traverse le pays, la place des martyrs est animée par des concerts enflammés, les étudiant•e•s et lycéen•ne•s se retrouvent devant les locaux de l’UNICEF, l’art est omniprésent … L’ambiance est on ne peut plus bon enfant et l’espoir est au plus haut. En réponse, les responsables pointent l’autre du doigt.

En novembre 2019, les banques ferment, puis elles limitent les retraits. Les retraits d’argent liquide sont extrêmement limités, alors que les commerces, conscients que l’argent en banque n’a plus de valeur, n’acceptent plus que le cash. De plus, alors que jusqu’à présent les Libanais•ses ont toujours utilisé à la fois le dollar américain et la livre libanaise (monnaie locale) et que la valeur de la livre libanaise chute, plus personne n’accepte d’être payé autrement qu’en dollars. Mais les salaires sont perçus en livres libanaises et n’évoluent pas. Fin mars, la monnaie libanaise perd ainsi 50% de sa valeur. Les Libanais•es font alors ce qu’ils•elles savent le mieux faire : ils•elles s’adaptent. Les manifestations diminuent, on a recours à des échangeurs, la vie continue. Les deux heures passées par semaine à la banque ainsi que la restriction de la consommation font désormais partie de la nouvelle routine.

  • «Nous vivons cette crise avec beaucoup de peine. Le dollar valait 1500L.L. il en vaut maintenant 8000. »
  • «Honestly, I believe that there is no definition for living through a crisis, there is no right or wrong answer, for everyone is going through this time on his or her own paste. Personally, I was able to find my comfort in this situation which has been set on my family and friends. Everything’s just weird and out of the ordinary so I thought that the best way to stay sane is the ability to find something concrete and stable in my life. » T (lycéenne au Liban, 17 ans). (Honnêtement, je crois qu’il n’y a pas de définition pour traverser une crise, il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, parce que chacun traverse cette période seul. Personnellement, j’ai pu trouver du réconfort dans cette situation qui a été imposée à ma famille et à mes amis. Tout est juste bizarre et sort de l’ordinaire, alors j’ai pensé que la meilleure façon de rester sain d’esprit était de pouvoir trouver quelque chose de concret et de stable dans ma vie.)
Bureau de change
  • « La crise est horrible. L’inflation a déséquilibré encore plus l’économie libanaise. Voir sa monnaie perdre de sa valeur et être indignée de cette façon déprime. Tous les business ferment, le magasin de mes parents compris. Les centres commerciaux ne vont pas tarder à devenir déserts, une fois les marchandises totalement vendues. On veut quitter le pays mais on ne nous laisse pas vraiment transférer notre argent. On nous oblige à rester à la maison, on fait de notre séjour un enfer. Le peu de produits qu’on reçoit part pour la Syrie ou ailleurs. C’est pathétique. On se moque de nous. » Lynn (lycéenne au Liban, 17 ans)
  • « Jamais je n’ai vécu quelque chose de plus nouveau dans ma vie. Le fait de voir les prix hausser, de se priver de quelques produits par peur d’augmenter les dépenses de nos parents. Qui aurait cru que la hausse du dollar pourrait tellement affecter un pays ou même m’affecter, moi ? Entre hausse de prix, vols, ou même fermeture de nos magasins préférés nous vivons un chaos. » Maria (lycéenne au Liban, 17 ans)

Février 2020 : comme tous les pays, le Liban est touché par la pandémie du Covid-19. Comme s’il ne manquait que cela. Les hôpitaux avaient déjà du mal à s’en sortir. Une sorte de confinement général achève l’économie.

Siège de la banque du Liban fermé et tagué depuis la crise
  • « De plus, la pandémie cause beaucoup plus de problèmes au Liban que dans d’autres pays puisque les hôpitaux ne sont pas prêts à accueillir un nombre tellement élevé de patients atteints du Covid-19. Donc la peur d’attraper le virus et de le faire passer à nos proches augmente. Mais le pays est incapable de faire un « lockdown » [confinement] complet pour gérer la situation à cause de la crise économique. » Maria (lycéenne au Liban, 17 ans)
  • « Je pense que tout le monde la [la crise] vit, même notre famille, que je dirais aisée. On la sent. Par exemple, mes parents, médecins, étaient payés en dollars et maintenant ils sont payés moins et en livres libanaises. De plus, les fournisseurs de médicaments et d’équipements médicaux n’acceptent plus que d’être payés en liquide. Ce qui contraint les hôpitaux à réclamer du cash (très difficile à obtenir) aux patients et à refuser ceux qui n’en ont pas. Mes parents ont de la chance de continuer à travailler mais c’est très risqué pour eux et ils sont épuisés par la quantité de malades qui a augmenté avec le Covid. Dans le bloc où travaille ma mère, seuls deux soignants n’ont pas attrapé le Covid-19. » C (lycéenne au Liban, 17 ans)

Août 2020, explosions

Images de l’explosion extrait de la vidéo en question (à gauche la première explosion et  à droite la deuxième)

Le 4 août 2020, j’étais dans une piscine sur la Côte d’Azur avec mes cousin•e•s et des ami•e•s franco-libanais•es, comme nous. L’été parfait. Quand mon oncle m’a dit « il y a eu une explosion à Achrafieh », je n’ai pas réagi et j’ai continué à m’amuser, en répliquant « encore ? ». Il est vrai que Achrafieh, le quartier de mon collège (sur la photo), a déjà connu des voitures piégées. Ce n’est qu’une demi-heure plus tard que mon oncle est revenu, pâle, et nous a dit d’appeler nos familles. En allumant mon téléphone je vois plus de 3000 messages défiler, mes ami•e•s partageaient des vidéos de l’explosion. En voyant un énorme nuage de fumée rouge s’échapper du port, saisie de terreur j’ai appelé mes cousins pour leur montrer la vidéo. Je ne m’attendais toujours pas à voir une seconde explosion, de la forme d’un champignon nucléaire déchirer le port à la place de la fumée et renverser la personne qui filmait. Plus tard on m’annonça sa mort. J’ai dû rejouer la vidéo une vingtaine de fois avant de réaliser qu’elle était vraie, et que l’explosion avait lieu là où je passais si souvent. Alors que 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium, produit que l’on sait « hautement explosif » étaient stockées depuis 2013 dans le hangar numéro 12 de la zone portuaire, personne n’avait pensé à alerter du danger que cela représentait !

Photo  d’une classe de mon ancien collège après l’explosion

Je n’ai appelé personne. Les lignes étaient saturées au Liban, je voulais laisser la possibilité aux mères de parler à leurs enfants avant. Deux heures plus tard, j’envoie des messages. Je vous laisse lire ce que ceux qui l’ont vécu ont à dire :

  • « Ajoutons à tout ça, l’explosion du port de Beyrouth qui a causé des dégâts énormes entre blessés, mort, ou même des gens laissés sans maison. Devoir appeler nos bien-aimés pour s’assurer qu’ils sont encore vivants, voir nos maisons cassées, et même voir nos plus proches fuir le Liban. C’est une expérience que je ne souhaite à personne de vivre. »  Maria (lycéenne au Liban, 17 ans)

Cette explosion fit au moins 6 500 blessés, 204 morts et un chaos sans pareil. Cet étudiant est volontaire à la Croix Rouge libanaise, qui remplace le Samu au Liban :

  •  « En fait, mon histoire c’est celle de mon meilleur ami à la Croix Rouge. Le jour de l’explosion, toute la Croix Rouge s’est rendue à Beyrouth, comme beaucoup d’autres jeunes, pour venir au secours des blessées. Mon ami n’avait jamais vu de sang avant ce jour. Il est descendu aider des blessés avec moi (main fracturée, tête ouverte, …) Puis, cinq heures plus tard, en rentrant au centre, on reçoit un appel qui nous demandait de transporter un blessé à l’hôpital. Nous avons dit ok et nous avons appris qu’en fait il s’agissait de transporter 2 cadavres et un blessé. Le blessé s’est alors retrouvé muet dans l’ambulance au milieu des 2 cadavres. Mon ami, apitoyé, a essayé d’ouvrir la conversation et lui a demandé : « Alors, où étiez-vous durant l’explosion ? » Le blessé a répondu « J’étais tranquille en train de prendre un café avec mon frère… »  En entendant « mon frère » mon ami a eu la chair de poule parce qu’il avait vu le blessé tendre la main vers un cadavre. Mon ami a été hyper choqué et le blessé s’est mis à le rassurer en lui expliquant qu’ils étaient disputés depuis longtemps et qu’ils venaient de se réconcilier. Il était en paix.» M (étudiant en école d’ingénieur au Liban, 20 ans)
Cliché du Port de Bierut aujourd’hui (un cratère remplace le hangar 12)

Ma tante, anesthésiste-réanimatrice nous a parlé de « boucherie » en décrivant l’hôpital couvert de sang, les opérations dans les couloirs … elle dort mal depuis.

C’était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, et malgré la mobilisation internationale, c’est cet évènement qui a fait perdre, à beaucoup, la lueur d’espoir. Ceux•elles qui avaient de l’argent dans des comptes bancaires à l’étranger sont partis et ceux qui restent partagent le même rêve : partir.

Expatriation et diaspora
La population libanaise s’élève à 6 millions de personnes habitant au Liban pour 12 millions d’expatriés dont 300 000 en France. En effet, depuis longtemps, des populations libanaises ont émigré pour s’installer dans d’autres pays. Dès l’Occupation ottomane, les maronites partent vers l’Amérique latine puis, durant la guerre dite « civile », l’ensemble des communautés religieuses élit domicile dans le monde entier. Vous connaissez sûrement certaines figures de cette diaspora comme Amin Maalouf (romancier et académicien), Mika (chanteur),  Léa Salamé (journaliste), … 

Je fais partie de ces expatriés. Beaucoup de doubles-citoyen•ne•s sont poussé•e•s à quitter un pays qui leur est cher, et cela à cause de l’instabilité et du manque de débouchés et même, actuellement, de la crise économique. Nous sommes poussés à nous éloigner, malgré notre attachement pour le Liban, pour sa géographie diversifiée si accessible, pour sa richesse culturelle, pour ses magasins à la pointe de la mode et des tendances et enfin pour l’hospitalité légendaire de ses habitants, éternels bons-vivants.

Et maintenant… abandon et espoirs

Alors que les Libanais•es rêvaient d’un renouveau politique, l’ancien Premier ministre a été désigné à nouveau. Alors que le peuple s’est unifié, les manifestations pro-parti ont repris derrière le HezbollahAmal, les Forces Libanaises ou le Courant Patriotique Libre… Pour beaucoup il faut fuir, c’est fini, il n’y a plus aucun espoir.

  • « Il y a encore ces partis partout au Liban, et quand ils ont dit il y a quelques jours que Hariri a été réinstitué, ses partisans de Tripolis sont sortis dans les rues tirer dans l’air, alors que c’est dangereux, sans masque, ils ont fait la fête.»  C (lycéenne au Liban, 17 ans)
  • « Faut- il aider les Libanais à se relever encore une fois dans leur pays ? Faut-il nous aider à construire une nouvelle vie ailleurs, loin de cette terre si instable ? Combien de fois ce peuple résilient devra-t-il résister ? Combien de fois ce peuple orgueilleux devra-t-il affronter ses démons ? Je me pose ces questions et je ne dors plus. Je n’ose plus espérer voir encore ce phénix renaître de ses cendres… » Marie (ingénieure en France, 46 ans)
  • « La crise actuelle au Liban impacte tous les Libanais, même ceux qui sont à l’étranger. Mais là, ça fait un an que ça traîne, avec un retour à la case départ (la réélection de Hariri en premier ministre), sans respect d’aucune demande faite par le président Macron. Je perds espoir alors tous les jours, et puis je suis vraiment surpris de voir des Libanais à l’étranger qui sont toujours affiliés à ces partis politiques. » Joe (ingénieur expatrié en France, 24 ans)
  • « Personally, Lebanon is everything to me, it’s my entity, my identity, my blood, my people, my land, my country. I can’t help but agonize and hurt on the idea that all the crises in my country are obliging me to leave. However, I honestly cannot wait to come back some day with a degree that will help me rebuild my country to the one that it truly deserves to be. I hope that Lebanon will eventually get the stability and praise that it deserves. » T (lycéenne au Liban, 17 ans) (Personnellement, le Liban est tout pour moi, c’est mon entité, mon identité, mon sang, mon peuple, ma terre, mon pays. J’agonise et j’ai mal à l’idée que cette crise et mon pays, m’obligent à partir. Cependant, honnêtement, j’ai hâte de revenir un jour avec un diplôme qui m’aidera à reconstruire mon pays pour qu’il soit celui qu’il mérite vraiment d’être. J’espère que le Liban obtiendra enfin la stabilité et les éloges qu’il mérite.)
  • « On vit cette crise avec l’espoir que tout à coup tout va changer, on n’a plus rien à perdre, on attend une aide de l’extérieur, de l’étranger, on espère que ça ne va pas tarder » R (Journaliste au Liban, 55 ans)
  • «La solution? C’est de mettre tous ces responsables en prison et de récupérer l’argent qu’ils ont volé. Mais comment le faire ? La révolution a été infiltrée…Un autre moyen essentiel, c’est de prier…En dehors de la foi, je ne vois pas de solution. Car ils sont au pouvoir partout. Je n’ai pas un espoir pour le Liban, car un espoir, on le voit clairement. J’ai toujours une espérance.  »  E (dentiste au Liban, 60 ans)

D’autres voient l’entraide qu’ont apportée les jeunes, une mauvaise période dans un pays au charme indéniable, et ne perdent pas espoir.

Jeunes aidant à enlever le verre une heure après l’explosion
  • « L’entraide se fait entre des gens pas nécessairement riches mais tout le monde se met la main dans la main pour traverser cette période, c’est très dur parce que personne n’a accès à son argent mais l’entraide est omniprésente malgré certains partisans » Mar (employée de banque au Liban, 55 ans)
  • « My hope is that one day, I can come back and be proud of what my country has become. And without that hope, without knowing that I’m coming back, I don’t think I could bear to leave. » M-J (étudiante en orthophonie, 18 ans) (J’espère qu’un jour je pourrai revenir et être fière de ce que mon pays est devenu. Et sans cet espoir, sans savoir que je reviens, je ne pense pas pouvoir supporter de partir.)
Paysage libanais
  •  « Malgré tout ça je suis plutôt quelqu’un qui aime beaucoup le Liban : entre ses traditions, ses habitants, sa météo, sa montagne, sa nourriture. Je pourrais dire qu’à part sa politique, c’est l’un des pays les plus beaux, et les plus accueillants. Il est dur de garder espoir surtout en voyant des personnes tellement inhumaines occuper les places politiques. Mais c’est en voyant les jeunes du Liban remplir les rues pendant la révolution pour un changement, ou même après l’explosion dans les quartiers de Beyrouth pour aider et rebâtir nos maisons malgré tout ce que l’on vit que je crois en un nouveau Liban et que je crois au changement. » Maria (lycéenne au Liban, 17 ans)
  • « Je suis française et j’ai choisi de vivre au Liban parce que j’y étais bien. Tout le monde était bien accueillant. Quand j’avais un moment de cafard, j’allais à une librairie où j’étais accueillie à bras ouverts ou alors au Souq Franje et j’y trouvais toutes les fleurs possibles. C’était très beau. » Ja (infirmière retraitée française au Liban, 80 ans)
  • « Après une grossesse il y a presque toujours un accouchement qui n’est jamais sans douleur. Mais ce qui est magique c’est qu’après ces douleurs, une nouvelle vie commence et on oublie toujours et systématiquement les douleurs de l’accouchement et tout le négatif de toute la période de grossesse. Le Liban est en train d’accoucher, un accouchement très très difficile, mais une nouvelle vie encore plus belle commencera … » F (architecte en Arabie Saoudite, 55 ans)

Durant cette période de crise sans pareil, les Libanais•es sont tiraillé•e•s entre s’accrocher et désespérer, entre croire que le pays peut se réinventer ou voir un pays en ruines qui ne pourra pas se relever. Pour l’instant, la priorité est de se relever de cette crise et de relancer l’économie locale. Ce  qui arrivera sera décisif pour le sort du Liban : arriverons-nous à réinventer, pour notre survie, un système pourtant ancré depuis des décennies ? Ou retomberons-nous encore et encore dans le même gouffre ? Ce qui est sûr, c’est que le Liban ne peut se rétablir seul, c’est pourquoi nous sommes reconnaissant•e•s pour les initiatives internationales et surtout françaises qui aident et nous soutiennent. En prenant en charge l’éducation des élèves libanais•es, en motivant le changement et évidemment en apportant un support humanitaire, elles augmentent la chance qu’a le Liban de s’en sortir.

Merci à Maria, Thérèse, Lynn, Marilynn, Marilee, C, M-J, Marie, T, Joe, E, R, M, Ja , J, M, F pour leurs témoignages si poignants.

Emmanuelle Ghaleb, T1

Pour plus d’information, 5 ressources visuelles :

Le Confessionnalisme au Liban et contexte, Le Monde

Géographie et tourisme, richesse du pays, Tolt around the world YouTube (5 min)

Résumé de la révolution en schéma, L’Orient-le-jour

Images de la double explosion, L’Obs, Youtube  (1 min) 

Ambiance de la révolution en 2019, Ana Hon

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