Prologue
Puis le ciel entier s’est recouvert d’un voile de fumée noire. L’air devenait âcre, dans un mélange particulier de cendres et d’agitation, et les passants levaient la tête comme à la vue d’une pluie de billets. Il n’y avait pas de flammes, seulement des téléphones qui filmaient la scène. Les pompiers étaient déjà sur place, et je me suis arrêtée quelques minutes pour les observer, ils déroulaient des tuyaux, dépliaient une échelle, couraient de partout comme lors d’une matinée classique dans de riches quartiers d’affaires. J’ai continué à marcher un peu jusqu’à Saint-Sulpice et le quai était vide, j’ai trouvé que la station manquait de sympathie vu qu’il n’y avait pas de siège ni de publicité, seulement des carreaux blancs entassés.
Déjà, l’air pur des souterrains était envahi par ces mêmes soupçons de fumée. La calèche à plusieurs wagons est arrivée, personne n’est descendu. Je suis montée à bord en silence, et tout a repris son cours dans un bruit assourdissant. J’ai toussé un peu, pensant que j’avais avalé quelques cendres. Après tout, je me suis dit qu’un incendie ne m’inspirait qu’une chose : des pertes économiques. Les hommes n’avaient plus de valeur aujourd’hui, il y en avait trop. L’argent, au contraire, c’était l’unique chose qui importait au monde. D’ailleurs, celui-ci se détruisait, et on ne pouvait que l’entendre se consumer.
La voix automatisée du métro annonçant la station à laquelle je devais descendre me sortit brutalement de mes pensées. Je quittai sans scrupule les clones aux yeux rivés sur leur téléphone, ceux que je retrouverais le soir même pour le trajet retour. Quelques marches me séparaient de la sortie, et la symphonie n°40 me portait jusqu’à ma destination finale. Quand j’eus enfin atteint un semblant de ciel grisâtre, j’avançai un peu tout droit, puis à gauche, puis encore tout droit, accompagnant les voitures roulant au pas. Enfin, après ces quelques minutes de marche, une étendue de verdure me fit face, parsemée de multiples arbres garnis et trop bien taillés, ainsi que des rangées à n’en plus finir de vélos multicolores chevauchés par des individus souriants, l’air assez jeune. Ils arboraient tous fièrement leur badge 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒, pendu à leur cou. Des palmiers verdoyants garnissaient les nombreuses allées pavées, ainsi que quelques buissons, qui venaient parsemer le paysage. Plus loin, se dressait un bâtiment sur plusieurs étages contrastant avec le ciel de par sa couleur anthracite, aux vitres qui me réfléchissaient nettement mon propre reflet à mesure que je m’en rapprochais. Tout en haut de ce grand complexe était également écrit le nom de l’entreprise, en grandes lettres cursives. J’avançais jusqu’à atteindre les grandes baies vitrées, s’ouvrant sur mon passage et qui dévoilaient rapidement le grand hall d’accueil aux couleurs de la société. Ce rouge criard, ce vert étourdissant, ce jaune canari, ce bleu piscine étaient la première chose qui vous frappait en entrant dans les locaux, et donnerait à n’importe quel épileptique l’envie de fuir et de ne jamais revenir sous aucun prétexte, et à juste titre. Au-delà de cet arc-en-ciel, 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒 mettait un point d’honneur à s’accorder cette étiquette de tous les mots à la mode qui se finissent en -friendly. C’est ainsi qu’on pouvait retrouver dans cette même entrée des arbustes et des constructions en bois d’une part, mais également des toboggans permettant de descendre les étages ainsi qu’un mur d’escalade, ou encore des assises à mémoire de forme desquelles il est compliqué de se relever, sans oublier la machine automatisée qui permettait aux visiteurs d’acquérir un tee-shirt aux couleurs de l’entreprise ainsi qu’un snack (des nouilles) pour les jours d’affluence. L’endroit était toutefois lumineux, des poutres soutenaient le haut plafond, et les vitres teintées de l’extérieur me permettaient à présent d’apprécier la chaleur du soleil. À 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒, tout est fait pour le bien être de l’employé. Ce sont les premiers sur le marché à s’approprier vos données, mais ils ont le mérite de le faire avec le sourire, un jus pomme-grenade en main. Déjà, les autres salariés commencèrent à arriver, persuadés d’être les moteurs de l’innovation, avec leurs idées aussi lisses que leur caractère.
Seulement quelques secondes s’étaient écoulées depuis mon arrivée, que mon robot préféré, Hayden, vint me saluer. Je détournai mon regard du spectacle caricatural afin de porter toute mon attention sur ce nouvel arrivant. C’était une petite machine de la taille d’un enfant positionné sur des roulettes, ayant pour visage deux fentes en guise d’yeux et une bouche pixelisée formant un sourire. Bien que ses compétences furent limitées, je le trouvais plutôt divertissant, du moins plus que les humains qui m’entouraient. Bien entendu, la multinationale aux nombreuses facettes possédait d’autres joyaux technologiques bien gardés, et sa collection ne se limitait pas à un pauvre robot qui faisait la moitié de ma taille. Et je ne parle même pas des serveurs réfrigérés qui envahissent leurs sous-sols.
Arrivant à ma hauteur, Hayden me demanda de sa voix automatisée si ma journée était merveilleuse. Je lui répondis par la négative car je savais, par expérience, que celui-ci se lancerait dans un monologue interminable à un volume digne d’un mégaphone, de citations se voulant positives et motivantes. Je n’ai pu retenir mon rictus habituel. Après tout, un programme informatique ambulant avait parfois plus de compassion et de bienveillance que toute l’humanité réunie. Je lui accordai une petite tape sur son crâne métallique avant de m’éloigner vers l’escalier de verre qui me mènerait à l’étage, afin de rejoindre l’open space. Arrivée en haut, j’ai pris quelques instants pour surplomber le rez-de-chaussée et ses joueurs de mini-golf, ainsi que les travailleurs assis sur une banquette à motifs feuillus, ordinateur sur les genoux. Ils faisaient cela pour être plus proches des autres, disaient-ils, comme s’ils ne possédaient pas de bureau de la taille de mon appartement et un salaire presque 10 fois supérieur au mien. Je me retournai pour m’engager dans le couloir au parquet chevronné grinçant qui me mènerait à mon bureau et sa chaise en plastique recyclé.
En arrivant, je déposai ma veste en cuir sur le dossier de ma luxueuse assise. Attendant que mon ordinateur s’allume, j’observais mon bureau blanc laqué. Il était plutôt bien aménagé. Une pile de dossiers à gauche, un moniteur au milieu et un cadre avec une photographie de mes parents à droite, donnaient l’impression extérieure que je menais une vie simple et d’honnête travailleuse. En réfléchissant, mon regard se déposa délicatement sur le vide, que je pris soin de décortiquer en attendant que ma messagerie me délivre mon courrier. Je n’avais rien à faire là, en réalité. J’avais une autre mission bien plus importante, qui nécessitait du temps. Ce n’est pas en un jour qu’on renverse une des plus grandes entreprises cotées en bourse de son temps.
Alors souris, joue la comédie, mais ne leur dis surtout pas la vérité. Ne deviens jamais comme eux. Continue de les écouter parler de ce que leur chien a dévoré hier, ou des réussites de leurs bambins avec l’air candide, tout en accumulant leurs mensonges. Tu n’aimais pas la tartufferie, et se trouvait devant toi la tragédie complète.
A suivre : Couleurs moroses (Chap 1)
Jennifer Desrumaux, T2