Paradoxe
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Feuilleton

Couleurs obscures

Précédemment : Couleurs moroses (Chap 1)

Il s’est levé de sa chaise et s’est appuyé sur son bureau. Il devait être dix heures passées, et quelques nuages parsemaient le ciel derrière les grandes vitres qui entouraient la pièce. Il n’a pas dit mot, et a regardé son alliance. Elle était simple, en or, gravée avec une date et une initiale. Dans un soupir, il m’a souhaité la bienvenue. Il a relevé la tête dans ma direction, fixant le vide un instant au-dessus de mon épaule, et a faiblement souri. Moi aussi, je me suis efforcée d’esquisser un léger rictus, par politesse, mimétisme ou compassion. Comme égaré dans un mauvais rêve, confus, il commençait à se diriger vers la sortie, sans même me regarder. Il semblait absent. Estimant que l’entretien touchait à sa fin, il ouvrit la porte et me fit un signe de la main, nerveusement, m’invitant à m’en aller.
Je sortis en silence, et me dirigeai vers l’ascenseur par lequel j’étais venue il y a de cela plus d’une heure. Il referma brusquement la porte après mon passage, et j’entendis un fracas lourd une seconde plus tard, comme s’il s’était effondré contre celle-ci.

Tandis que je descendais les sept étages, j’ai fermé les paupières l’espace d’un instant, court moment de répit, en m’adossant au miroir. Ma concentration s’évaporait, ma vision se troublait par intermittence, et ma mémoire me faisait défaut. Mon attention s’était vue diluée dans ce bocal.
La voix robotisée annonçant le rez-de-chaussée m’a invitée à sortir de ma rêverie. J’ai traversé l’accueil, déjà noir de monde, contrastant avec les couleurs bariolées de l’entreprise. J’avais cette impression de vertige parmi toutes ces personnes. C’est à ce moment même que j’ai commencé à douter.
Savaient-elles ?
J’ai continué à avancer dans la foule.

Peut-être que certains m’ont saluée. Je ne sais plus. Je ne les ai pas regardés, ou je l’ai peut-être fait. Je n’ai pensé qu’à m’éloigner.

La moiteur de mes mains se raccrochait au plastique qui entourait le badge dans la poche droite de ma veste. Je l’ai retourné d’un côté, puis de l’autre. Les champs verdoyants et les hauts arbres devenaient vaporeux, et mes doigts resserraient leur emprise autour de la carte magnétique. J’ai pressé le pas afin de sortir du périmètre de la société, pour atteindre la station de métro la plus proche. J’ai dévalé les escaliers en vitesse. Mes sueurs froides revenaient. Je me suis effondrée sur la première chaise en plastique que j’ai agrippée du regard. J’essayais de penser à autre chose, autre chose que ma sensation de culpabilité, que tout peut s’arrêter d’un moment à l’autre, que des personnes ont été blessées et d’autres vont l’être dans un futur plus ou moins proche.
Je ne devais pas laisser la réalité m’atteindre.
Je suis restée assise pendant un certain nombre de minutes, à décortiquer les moindres défauts du sol, les crevasses ou les chewing-gums incrustés. Quelques wagons sont passés, sans que je puisse me décider à monter à bord.
Je sais que je l’ai fait, j’ai rassemblé le peu d’ambition qu’il me restait pour rentrer au motel, mais je ne sais plus quand je l’ai fait. Peut-être que je suis restée des heures assise sur ce fauteuil rouge vif, à tout ressasser. J’étais sur le chemin menant à mon objectif, mais quel en était le coût ? Ma sensibilité me rattrapait. Je sais que je suis restée suffisamment de temps pour que mes doigts saignent à force de déchirer les peaux mortes autour de mes ongles. Et c’était sûrement tout ce que je savais à ce moment-là.

J’ai tourné la clef dans la serrure puis j’ai poussé la porte d’une main, non sans laisser de trace. J’ai jeté mon trench sur la chaise près de l’entrée, puis me suis dirigée vers mon bureau.
J’avais réussi à me raisonner durant le trajet, non sans mal. J’étais à présent ingénieur software au compte de 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒.
J’ai regardé mon téléphone, où une notification m’indiquait que le téléchargement était terminé. Je l’ai branché à l’ordinateur, et des dizaines de dossiers contenant photos et documents personnels apparurent sur le moniteur. Il y avait de tout, le laid, l’immontrable, des captures d’écrans de discussions, des photos animées, tout ce que j’avais pu drainer de ses appareils en restant dans son bureau. Ses réseaux sociaux ne représentaient qu’une maigre vitrine en comparaison.
J’ai commencé à faire défiler sous mes yeux l’entièreté de son quotidien. De sa vie.
J’avais également accès à tous ses déplacements, ses mots de passe, voire même ses pensées, à travers tous ses statuts publiés sur d’autres comptes introuvables au grand public. Si seulement il savait…
Tout cela n’était que simple curiosité de ma part, de quoi occuper ma fin d’après-midi, et j’en fis une copie. Au cas où. Ensuite, j’ai tapé quelques lettres sur mon clavier pour me mener jusqu’à une boîte mail cryptée, où j’y ai déposé l’entièreté de mes trouvailles dans les brouillons. Je me suis déconnectée, et, au même moment, mon téléphone s’est illuminé suite à une notification indiquant un simple « merci ». Je ne savais pas ce qu’il ferait de ces photos, et je ne devais pas m’en soucier. Ce n’était qu’un paiement en échange d’attaques DDOS ayant contribué à me forger une renommée.

Je ne connaissais pas son nom, il m’appelait K. Il avait besoin de renseignements, et moi de lui. Nous avions été mis en relation sur un forum de social engineering sur le clear web. J’ai triché pour entrer chez 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒, et il m’a aidée. Tout était faux, ou presque. Certes, je possédais des compétences, mais pas autant que ce que les rumeurs prétendaient. Tout ce qui comptait, c’est que les recruteurs étaient venus à moi. Tout réside dans l’apparence. Spécialement chez 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒.
J’ai continué à faire défiler sa pellicule jusqu’à ce que les visages deviennent flous malgré moi.

J’avais passé les derniers jours cloîtrée dans cette petite pièce mal isolée, à observer minutieusement les renseignements que j’avais pu obtenir de ses appareils. Je cherchais des réponses, même moins, des indices. Savoir où chercher, et de qui me rapprocher. Il devait être aux alentours de six heures du matin, et mon insomnie se noyait dans le flux incessant de nouvelles données que je semblais découvrir à chaque fois que j’ouvrais un nouveau fichier. J’étais lasse, et mes yeux étaient encerclés d’une aura grisâtre qui semblait s’être fixée définitivement. C’est ainsi que j’ai attrapé ma veste à la volée, qui n’avait pas bougé du fauteuil, et ma silhouette a lentement commencé à se fondre dans l’obscurité matinale.

C’était mon premier jour. J’avais réfléchi à ce moment pendant de longs mois, sans penser à ce qu’il y aurait après. Je m’étais rassurée en me camouflant derrière un empire de vent et de poussière. Et maintenant ?

Quand je suis arrivée dans les locaux, tout s’éveillait lentement. L’aube, aveuglante, se dévoilait peu à peu derrière les grandes vitres teintées. Je trouvais un certain charme à cette atmosphère, qui serait bientôt réduite à néant par le brouhaha de ceux parlant trop fort, comme si l’être humain était programmé pour abîmer les belles choses qui l’entourent.
J’entendis quelques bruits de pas derrière moi, alors je me suis retournée, et je vis un homme venant dans ma direction. Une fois arrivé à ma hauteur, il engagea la discussion, ce qui me permit de mettre un nom sur ce visage qui m’était jusqu’alors inconnu. Par la suite, il m’a brièvement présenté les lieux, puis m’a conduite jusqu’à mon espace de travail. Je n’ai pas pu refuser ; en règle générale les nouveaux employés n’ont pas étudié les plans de l’entreprise durant des semaines, voire des mois. Durant le court trajet, je n’ai pas prêté attention à ses paroles. J’avais simplement retenu qu’il m’avait envoyé une demande d’ami sur un des réseaux sociaux que possédait l’entreprise, et qu’il était très enthousiaste à l’idée de collaborer avec moi, ou je ne sais quelles banalités dans ce registre.
Car oui, j’avais également inventé à mon personnage une identité virtuelle, en ne montrant que le nécessaire : une peinture de Cabanel en couverture et un cliché à contre-jour pour le profil. Je pouvais ainsi obtenir des renseignements supplémentaires. De même, aimer la photo de quelqu’un ou même le suivre en retour apportait à ces individus un amas de gloire, qu’ils s’amusaient à comparer entre eux, et un attrait de sympathie envers moi. Bien entendu, je trouvais la situation plus que pathétique, mais puisqu’il le fallait, je n’ai pas eu d’autre choix que de participer à cela.

Le soir, je fus une des dernières personnes à m’en aller. Je descendis les escaliers jusqu’au rez-de-chaussée sous le halo des premiers rayons de lune, en profitant de la brise qui se glissait dans mes cheveux, à travers le double battant de l’entrée, resté ouvert. J’ai eu envie de marcher jusqu’au motel.
En arrivant, je fus perplexe quant aux traces vermeilles que j’avais laissées par inadvertance du bout des doigts quelques jours auparavant, qui semblaient s’être décuplées. J’ai poussé la porte, qui n’était plus verrouillée, et je fus frappée d’une vague de stupeur quant à la scène qui se présentait à moi. Des feuilles jonchaient le sol, mes écrits, des photocopies et des images. Le matelas était retourné, et la moquette beige était parsemée de traînées de sang. Des milliers de pensées se succédèrent, et je réussis à m’avancer vers le bureau, où trônait une note manuscrite au dos d’un cliché polaroïd. Il y était écrit une simple phrase.
« Réfléchis, K. »
J’ai retourné l’image d’une main tremblante. Je me suis soustraite du monde réel. Une pluie torrentielle commençait à s’abattre sur la ville, et moi, je semblais ne plus être.

Jennifer Desrumaux, T 2

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