Paradoxe
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Feuilleton

Couleurs moroses (Chap 1)

Précedemment : Couleurs d’incidents (Prologue)

Chapitre 1

À cet instant, ce sont les traits rouges, digitaux et clignotants qui m’ont réveillée. Ils formaient des chiffres, que j’eus du mal à distinguer à travers la buée vitreuse qui reposait sur mes yeux. Le cri strident de l’alarme, je l’ai fait taire d’un geste de la main avant de me retourner face au plafond. Le ventilateur tournait toujours. Il menaçait de s’écrouler à chaque instant. Plongée dans l’obscurité, la chambre dans laquelle je me trouvais actuellement n’était pas désagréable, pour le prix qu’il m’était accordé d’investir pour ces quelques nuits. Ainsi, on pouvait aisément faire abstraction des hachures qui recouvraient certains pans de murs lézardés où la peinture jaunâtre s’écaillait par endroits, ou des multiples motifs abjects recouvrant l’assise et les draps. Je me levais enfin après ces quelques minutes de flottement, me trouvant face à un tableau éclairé par les minces stries lumineuses des lampadaires, filtrées par les rideaux. C’était le seul endroit éclairé de la pièce. Une peinture d’un bateau, un petit voilier en mer, et quelques nuages dans le ciel. De l’autre côté du lit se trouvait une fenêtre, qui offrait une vue imprenable sur les voitures garées sur le parking ouvert, à l’étage inférieur, ainsi que sur la route située à proximité. En m’approchant, j’écartais les persiennes d’une main, et je vis sa berline noire, éclairée par des néons qui formaient le nom du motel. Il faisait nuit noire. La vitre était glaciale, et des cris, de corbeaux, d’hommes, résonnaient parfois, brisant le lourd silence pesant. Rien d’anormal. Dans deux heures précisément, il sortirait d’une des chambres du rez-de-chaussée, jetant un coup d’œil inquiet autour de lui avant de monter dans sa voiture, en direction de son quartier rempli de pavillons bien alignés. Là bas, il retrouvera son chez lui, avec sa femme qu’il embrassera ainsi que ses enfants. Il leur mentira, clamera son amour, trouvera des parades à la moindre suspicion, avant de se diriger vers son lieu de travail, et de recommencer le soir même. Les réseaux sociaux sont une mine d’or en termes de données privées : son profil regorgeait de photos de son chien, de sa cuisine ou encore de ses dernières vacances en famille à San Francisco. Quelle prouesse que de se ficher tout seul avec des numéros de téléphone, références Excel, et comptes bancaires…

Dans cinq heures précisément, je me retrouverai face à ce même homme. Lui, posera des questions à Kathleen Miller, pendant que je lui avancerai les raisons qui feraient d’elle, ou plutôt de cette autre moi, une excellente collaboratrice. Je lui décrirai son parcours, ses motivations ambitieuses, mais sans excès : l’idéale madame tout le monde, qui se fondrait parfaitement dans la masse.
À la fin de la journée, le badge 𝑁𝑜𝑜𝑑𝑙𝑒 de Kathleen serait normalement en ma possession. D’ici là, il me restait encore quelques heures pour revoir le scénario de ma fausse identité. Je connaissais ses passions, ses atouts, ses compétences, son passé.
J’avais tout modelé de mes mains tremblantes, des nuits entières à créer cette vie du bout de mon stylo, jusqu’à l’incarner pleinement. Parfois, une part de moi me soufflait que j’aurais voulu être comme elle, que j’aurais volontiers troqué ma chambre de motel pour un appartement avec vue sur la skyline, un bureau titanesque et des repas sains dans un semblant de vie idéale, puis je revenais rapidement à la raison. Je me décollai enfin de la paroi froide et de mon imagination, laissant les persiennes verticales retomber en s’entrechoquant avant de se stabiliser. En contournant le lit, je me dirigeais vers la salle de bain afin de débuter les préparatifs. Je me regardai dans le miroir non sans soupirer face aux cernes qui se creusaient sous le contour de mes yeux. Il y avait longtemps que je n’avais plus souri. Alors, j’appuyais deux fois sur mon reflet afin que l’armoire me dévoile son contenu, à la recherche de petites pastilles de bonheur qui pourraient me permettre de mieux affronter la situation, mais je ne vis rien. Il faudrait faire sans. Satané traitement.

Il me restait à présent trois heures trente jusqu’au rendez-vous. Les ténèbres pesaient toujours autant dans l’atmosphère et dans les cœurs des habitants de ce logis à deux étages. L’autoroute, à quelques dizaines de mètres de l’endroit où je me situais, commençait déjà à accueillir les premiers voyageurs du matin. Dans trente minutes, il serait également l’un d’entre eux, se précipitant au volant de son automobile. J’étais de nouveau allongée sur mon matelas à ressorts, contemplant les défauts de la peinture qui recouvraient le plafond. Je pensais à mon rôle. À ce joli masque, si fragile.

L’ordinateur posé sur le bureau à ma gauche m’extirpa de ma rêverie par un petit signal sonore, m’indiquant qu’il y avait eu du mouvement. Je regardais attentivement, distinguant sa silhouette s’agiter dans la pénombre. Je supposais qu’il ne me restait que trois heures.

Du bruit. Beaucoup. Voilà ce dont je me souviens. Des couleurs, floues. Plusieurs visages concentrés, anxieux, attendant leur tour. Puis une voix, qui fit mon regard se détacher du vide que je contemplais jusqu’alors. Ce devait être son assistante.
Elle m’indiquait de la suivre, en secouant sa chevelure châtain près de mon visage dans un cocktail étouffant de parfum et de crèmes qui embaumaient la pièce à chacun de ses pas.
Plus que trente secondes, le temps de parcourir la distance jusqu’à son bureau. Chaque claquement de talon était pesant. Chaque regard intrigué me laissait penser que les rubans de mon masque se déliaient. Chaque mouvement était une épreuve. Vingt secondes. Le bruit de ses chaussures résonnait entre les couloirs. Le chemin semblait interminable. Dix secondes. Devant la grande porte de métal, elle me fit un signe de tête et un léger sourire, puis s’en alla. Trois secondes, je touchais la poignée. Deux, je la poussais. Une seconde, et je lui remettais le choix, inconsciemment, de le laisser réduire à néant sa propre vie. Quant à moi, je m’enfonçais dans un grand bain presque abyssal, sans savoir si mon costume serait suffisamment étanche, et subsisterait aux houles. Je l’espérais.

Jennifer Desrumaux T2

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