Paradoxe
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La rédac' Articles de fond Sections culturelles

Quatre raisons pour lesquelles les établissements culturels (doivent) peuvent rouvrir

« La culture, nourriture essentielle », « l’art est tout, quoi qu’ils en disent – D. G. Gabily » … 

Place de la République, de l’Opéra, ou ailleurs, les slogans se multiplient. À mesure que la gestion plus ou moins déconcertante, contestable et contestée de la crise sanitaire par le gouvernement s’aventure dans des virages encore insoupçonnés, le monde de la culture, privé d’activité continue et assurée depuis maintenant plusieurs mois, se soulève, se mobilise, et fustige l’indifférence voire la malveillance des hautes institutions.

De fait, la fermeture des lieux tels que les cinémas ou les théâtres sonne comme une condamnation pour le moins radicale, et semble en bien des points incohérente et discutable. Tour d’horizon des principales allégations invoquées par ceux pour qui la culture, quoi qu’ils en disent, est bel et bien essentielle. 

1 – Parce que les protocoles sanitaires s’appliquent parfaitement dans les lieux culturels.

Pour preuve, les efforts intenses mis en œuvre par les théâtres et les cinémas pour faire respecter les règles de distanciation sociale dans leur enceinte. Résultat : des mesures, drastiques et efficaces bien que relativement simples et peu contraignantes dans leur application, furent mises en place par les différents établissements culturels, en collaboration et avec l’aval du ministère de la Culture lui-même. Un siège sur deux condamné, des espaces aménagés et des circulations limitées et organisées… Tout semblait dès lors réuni pour rendre leur réouverture, au moins partielle et à jauge réduite, possible le 15 décembre, comme prévu depuis les dernières prises de parole du Président de la République. On pouvait pour le moins espérer que les entrées et billets pour les salles de théâtre et de cinéma soient déclarés comme des dérogations acceptées pour le couvre-feu.

Et, alors que les différent•e•s acteurs•trices de la scène culturelle préparaient et célébraient d’ores et déjà la reprise de leurs activités, la sentence est tombée, irrévocable : la fermeture complète des établissements culturels était de nouveau prolongée. Et lorsqu’un journaliste téméraire osait timidement interroger le Premier Ministre Jean Castex au sujet de la cohérence d’une telle décision étant donnée l’efficacité des protocoles mis en place et de leur compatibilité avec les mesures sanitaires strictes prônées par le gouvernement, le sympathique politicien à l’accent chantant de répondre abruptement que, protocole sanitaire efficace ou pas, risques de contamination risibles ou affolants, les déplacements de toutes natures et les grands mouvements de foule, pas forcément pourtant caractéristiques des théâtres et des cinémas, se devaient d’être limités, et ce quel qu’en soit le prix. Cohérent au regard de la crise sanitaire, mais néanmoins surprenant quand on sait que, quelques minutes avant cette déclaration, Jean Castex annonçait le déconfinement et la réouverture notable des centres commerciaux. Car si assister, assis et masqué, à la projection d’un film dans un cinéma présente un risque non négligeable, s’amasser par centaines dans des magasins pour dévaliser les vitrines n’est apparemment que risiblement dangereux. 

2 – Parce que le secteur culturel appelle à l’aide

Alors oui, quand un artiste français célèbre et reconnu déclare publiquement que « c’est absolument pas essentiel. Vous avez la télé, vous pouvez très bien regarder des films à la maison. Vous avez des livres à la maison… C’est surtout un ego mal placé », on peut raisonnablement considérer que, dans un contexte sanitaire aussi important et tragique, « si même lui le dit », il faut effectivement revoir l’ordre de ses priorités et reconnaître que, finalement, il y a plus grave, et que la culture s’en remettra. 

Sauf que pour un Mathieu Kassovitz comme à son habitude en porte-à-faux, qui a par ailleurs déjà perdu espoir en la faculté des salles de cinéma à continuer à attirer les spectateurs•trices et à captiver les foules, et qui se sortira en effet probablement très bien de la crise traversée sur les plans sanitaire et culturel, combien d’intermittent•e•s du spectacle, technicien•ne•s, producteurs•trices, directeurs•trices de salles de cinéma et de théâtre, comédien•ne•s, et tant d’autres ne parviendront pas à subsister et à survivre aux conséquences notamment économiques d’une telle suspension de leur activité professionnelle ? On parle moins ici d’ego que de survie, et au même titre que tant de restaurateurs•trices contraint•e•s de fermer leurs établissements, le monde de la culture traverse en effet une véritable crise qui frappe chacun de ses acteurs•trices et ardent•e•s défenseurs•drices. 

Le ministère de la Culture a beau assurer le versement d’aides et de subventions visant à soutenir le secteur culturel et à aider ses professionnel•le•s, par exemple par le biais du CNC – « centre national du cinéma et de l’image animée » et soutien à la création en France – nombreux•ses sont non seulement ceux•elles à qui elles ne sauraient suffire, mais aussi ceux•elles qui doutent d’un jour seulement les recevoir, d’autant plus au vu de la tournure des évènements dans certains pays d’Europe, où les artistes attendent encore de toucher une aide financière conséquente et suffisante. En Espagne, par exemple, une étude du syndicat Union Flamenca révèle que 62,7% des professionnel•le•s du flamenco, particulièrement touché•e•s et menacé•e•s par la pandémie et ses conséquences, ne recevraient aucune aide assurant la pérennité de leur industrie.

3 – Parce que la culture est essentielle

On aurait préféré éviter de sombrer dans l’écueil si fréquemment et vivement critiqué d’une complainte trop souvent vue comme superflue, risible et déplacée, appelant à la réouverture des établissements culturels, nourriture de l’âme aussi nécessaire qu’un paquet de spaghetti, mais impossible d’y échapper. Alors venons-en au fait et affirmons-le : oui, la culture est un bien plus qu’essentiel. 

S’il tient bien sûr du bon sens d’avouer qu’il ne s’agit pas d’une priorité aussi pressante que les besoins alimentaires ou que la sécurité sanitaire, la culture relève pourtant de cet ordre paradoxal du superflu obligatoire, sans lequel il serait définitivement légitime de se demander si la vie mérite même d’être vécue. Les spectacles, films, et tant d’autres mediums constituent pour beaucoup un refuge, une passion, une nourriture intellectuelle dont il ne faut ni railler l’importance ni réduire la portée. 

À titre personnel, l’interdiction de ces sorties régulières au théâtre ou au cinéma représente sans doute la privation la plus difficilement supportable à mes yeux, tant il est ici question d’un aspect essentiel et loin d’être futile de notre quotidien, sans lequel, on le réalise un peu plus au fur et à mesure que les reports de sorties de films très attendus se multiplient sous notre regard impuissant et nostalgique, notre vie n’est pas même seulement proche d’être la même. C’est pourquoi, au-delà d’un secteur culturel malmené par une crise à l’ampleur et à la nature inédites, c’est en fait toute une plus large part de la population dont le quotidien est mis à mal, et qui attend impatiemment la réouverture des établissements culturels.

4 – Parce qu’il faut en finir avec l’indifférence et le mépris 

Là est le cœur du débat et le véritable motif de la colère du monde de la culture. Que ce soit par ses décisions, sa communication, ou les messages renvoyés par ses actions, le gouvernement manifeste très peu d’attention à l’égard du secteur culturel. Si l’absence remarquée à la dernière conférence de presse organisée par Jean Castex, et à laquelle ont pourtant notamment pris part les ministres de la Santé et de l’Intérieur, de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture, que le Premier Ministre assurait « au travail » sans que cela ne signifie une quelconque dissension au sein de son gouvernement, avait été vertement pointée du doigt par des professionnel•le•s de la culture qui demandaient déjà à cette période à être plus attentivement écouté•e•s, nombreux•ses sont surtout ceux•elles qui regrettent l’absence de dialogue entre les deux parties. 

Maïwenn, réalisatrice de l’excellent Polisse en 2011 et du très attendu ADN, dont la sortie était initialement prévue en octobre dernier, a ainsi déclaré alors qu’elle était l’invitée de l’émission Quotidien le 15 décembre : « en annonçant aux professionnel•le•s que les salles resteront fermées, presque au dernier moment, le gouvernement témoigne une nouvelle fois d’une méconnaissance profonde du fonctionnement du secteur artistique et culturel », avant d’évoquer l’absence de considération pour la culture : « c’est surtout de la manière dont ça a été fait qui est très méprisante et humiliante. Déjà, ils ont mis six mois à prononcer le mot culture dans leur allocution. » et de conclure avec dépit : « c’est comme si on n’existait pas : le gouvernement ne nous considère pas. Je pense que le président Macron se fout de la culture ». Le constat est radical et dramatique, mais ne paraît malheureusement pas exagéré au vu des différentes considérations évoquées plus haut. 

C’est pourquoi les relations entre le secteur de la culture et le gouvernement semblent plus tendues que jamais auparavant au cours de la crise, à tel point que, pour échapper à cette impasse, le Conseil d’État, la plus haute des juridictions administratives françaises, a été directement saisi par le monde de la culture pour faire examiner une série de recours et finalement obtenir la réouverture des établissements culturels. Et la décision de l’institution est tombée ce 23 décembre : la plainte adressée concernant une inégalité de traitement par rapport aux commerçant•e•s ou aux lieux de culte autorisés à rouvrir a été jugée infondée et invalide, et la fermeture des établissements culturels est donc bien maintenue. 

Si un divorce inéluctable entre le gouvernement et la culture n’est fort heureusement pas encore acté, et paraît même inconcevable et disproportionné, les tensions persistent malgré tout, et les désaccords se suivent et se succèdent. Signe d’une entente impossible ? 

Si vous considérez que des sorties culturelles tardives devraient effectivement au moins constituer un impair accepté au couvre-feu, n’hésitez pas à signer la pétition ci-joint : https://www.change.org/p/tout-le-monde-pour-que-le-spectacle-vivant-et-le-cinéma-soient-des-dérogations-acceptées-au-couvre-feu

Nathan Aznar, T4

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